Frédérique Clémençon, le pouvoir des mots

Frédérique Clémençon. 55 ans. Professeur de français au lycée Aliénor-d’Aquitaine à Poitiers. Auteure de sept romans dont le dernier, Dans la forêt glacée, est paru en début d’année chez Flammarion. Excessive, attentive au monde, ne craint ni la solitude ni le(s) silence(s).

Claire Brugier

Le7.info

Sourcils froncés, regard au loin, Frédérique Clémençon pèse ses mots, les choisit en silence, une main posée sur la joue ou caressant devant elle le plateau en métal rouge de la table de jardin. Les phrases sortent en ordre rangé, sans précipitation. Dans ses romans, elles courent et s’enchevêtrent pour suivre les pensées des personnages ou détailler leur environnement. « J’écris plutôt le matin, quand l’esprit est encore brumeux… », 
confie l’auteure poitevine. Le dernier de ses sept romans, Dans la forêt glacée, est paru chez Flammarion début 2022. Une histoire de famille, celle de Chloé. Frédérique se reconnaît en partie dans cette ado solitaire et en retrait qui photographie des bribes de vie, de nature, de visages. La famille, côté sombre, était déjà au cœur de son premier roman, Une Saleté, paru en 1998. Drôle de coïncidence. « Ce sont davantage les relations de pouvoir qui m’intéressent, se défend la prof de français au lycée Aliénor-d’Aquitaine, à Poitiers. Elles sont l’un des cœurs battants de la littérature. Ce qui se joue entre deux êtres est d’une richesse infinie, une source de fiction inépuisable. Comme je le dis à mes élèves, des milliers et des milliers de livres ont été écrits mais les thèmes qui nourrissent la littérature tiennent sur les doigts d’une main. »

« Je suis tombée dans les livres »

Frédérique a longtemps imaginé sans écrire. « Le fait d’avoir eu une enfance solitaire m’a placée à un poste d’observation intéressant. J’étais aussi très libre. Je pouvais disparaître toute une après-midi sur mon vélo ou au bord de la Gartempe sans que ma mère soit morte d’angoisse. Tout cela a nourri mon imagination, je m’inventais des mondes. »

Fille d’agriculteurs, cadette d’une sœur nettement plus âgée qu’elle, la fillette a grandi à trois kilomètres de Lathus, dans une vaste propriété achetée par la famille creusoise de son père dans les années 1950. Entre le corps de ferme et la maison de maître, ses parents ont choisi la seconde. « C’était une maison bourgeoise du XIXe siècle qui devait faire près de 300m2. Ça a été mon deuxième moteur à histoires. » Le dernier étage de la maison est devenu son domaine, l’endroit où, en l’absence de ses parents, elle pouvait laisser libre cours à son inventivité. « Ils étaient occupés, pas absents », précise-t-elle. A l’époque, elle lisait peu. « Je ne suis pas un écrivain précoce, je ne suis pas non plus une lectrice précoce, assène-t-elle. J’ai vraiment commencé à lire au lycée. » 
Dans le sillage de certains profs, un homonyme du Delage de Chloé et d’autres enseignants de français ou philo du lycée de Montmorillon, elle se plonge dans Artaud, Rilke, Musil, Boulgakov, Diderot… « Ces enseignants ont créé le désir. Je suis tombée dans les livres et ils m’ont ouverte au monde. Ils m’ont permis de me sauver. » Le verbe est fort, il en dit peut-être plus qu’elle ne le souhaiterait.

« J’étais un peu perchée quand même »

« La littérature est d’une puissance extraordinaire, elle mélange la beauté et l’effroi, c’est la boue et l’or de Baudelaire. Elle met de l’ordre dans le désordre, reprend-elle. Jusqu’à 24 ans, j’ai eu des années boulimiques, de découvertes tous azimuts, de tout et n’importe quoi ! Cela a été une parenthèse de vie hors sol, une source d’inquiétude pour mes parents aussi. J’étais un peu perchée quand même ! » Lecture, musique, cinéma, tout y passe. « J’ai écouté beaucoup de musique, très longtemps, du jazz, du classique… Et puis, à 24 ans, j’ai donné tous mes disques. » A 55 ans aujourd’hui, Frédérique en nourrit quelques regrets mais « je suis un peu excessive », convient-elle. « Par exemple, quand je commence à lire un auteur, il faut que je lise tous ses livres ! » Elle s’avoue aussi volontiers « intense »« impulsive »« obsessionnelle ». 
De toute façon « Dieu vomit les tièdes », glisse-t-elle dans un sourire entendu. Une référence à la Bible ? Plus sûrement au film de Robert Guédiguian. « Je suis d’une famille de mécréants, des rouges de la Creuse, plaisante-t-elle. Je n’ai rien de mystique, je suis terrienne. La fragilisation et la destruction de notre monde devenu irrespirable, toute cette beauté que l’on perd, cela me bouleverse. Le capitalisme est un cancer. » Les conversations familiales ont éveillé très tôt sa conscience politique, la compagnie livresque de Deleuze et Bourdieu l’ont parfaite.

Un « sens 
de l’illégitimité »

A 27 ans, « sur le tard », après avoir écumé des boulots alimentaires, la « fille de paysan » 
décroche le Capes, rejoint le corps enseignant… et envoie son premier roman aux Editions de Minuit. « Sociologiquement, il n’était pas inscrit que je lise, que j’enseigne et que j’écrive des livres », résume-t-elle froidement. Le souvenir d’« une forme de mépris ou d’humiliation » subie dans l’enfance est tenace. Il est à l’origine de ce « sens de l’illégitimité » qui n’a pas quitté cette maman de deux garçons, de 16 et 22 ans. « Cela crée un inconfort permanent où que vous soyez et la conscience très aiguë de ce qui se joue en termes de pouvoir et de positionnement social. » Ses romans s’en ressentent, peuplés de personnages qui transpirent leur mal-être au monde. « La biographie d’un écrivain n’est pas toujours là où on l’attend… », lâche l’auteure. Points de suspension.

À lire aussi ...