En amont comme au coeur des manifestations contre la réforme des retraites, Force Ouvrière a affirmé sa différence, de ton et de comportement. Sa soif d’indépendance semble déranger l’intelligentsia syndicale, mais ses adhérents continuent à faire front. Dans quelles conditions et jusqu’à quand ?
Hier comme avant-hier, ses drapeaux ont fendu l’air en fond de manif. Offrant aux regards inquisiteurs l’image d’un divorce consommé avec le gros des troupes intersyndicales. A l’heure où CGT et CFDT, notamment, exhortent le bon peuple à l’union sacrée, Force Ouvrière fourbit ses armes à l’arrière. Exil volontaire ou subi ? Alain Barreau, secrétaire régional et départemental, assume : « Nous avons délibérément choisi de défiler en queue de cortège. »
Une force de proposition
Pourquoi cette « marginalisation » ? Là encore, l’aveu ne tranche guère avec l’impression de scission progressive affichée depuis quelques mois au fronton de l’action syndicale. « Pour nécessaire qu’elle soit, l’union ne peut et ne doit pas éluder la liberté d’expression, insiste Alain Barreau. Quand vous avez des dissonances d’opinion dans un groupe, il est difficile de trouver quelqu’un qui s’exprime au nom de la collectivité. Nous, nous préférons garder notre indépendance de parole et de comportement, pour être mieux entendus et compris. » Surtout lorsqu’il s’agit d’un dossier aussi douloureux que celui des retraites. Barreau assène : « Notre combat à nous, adhérents de Force Ouvrière, c’est de pousser le gouvernement à retirer immédiatement son projet, pas de préparer les négociations d‘après mouvement social. C’est aujourd’hui qu’il faut dire les choses, avant le passage de la loi au Sénat et en deuxième lecture à l’Assemblée. C’est aujourd’hui qu’il faut replacer au coeur du débat le sujet essentiel du financement des retraites. Aujourd’hui qu’il faut mettre nos décideurs devant leurs responsabilités. » En plus de vingt ans d’engagement «solidaire et républicain», Alain Barreau assure n’avoir jamais fui les siennes. Tant qu’il battra le pavé, il restera fidèle à sa ligne de conduite, «la défense de tous les salariés, actifs, chômeurs et retraités», «l’autonomie constructive», «la lutte contre les dérives politiques». Sont-ce ces prises de position tranchées qui creusent son isolement ? « Sans doute, rétorque le secrétaire général. On peut nous prendre pour des forts en gueule ou de vilains petits canards, je m’en fiche. L’important, c’est que FO ne soit à la solde de personne et constitue une vraie force de proposition».
Un sentiment de trahison
Combien de temps les 4 500 adhérents de FO Vienne pourront-ils jouer les francs-tireurs? Avec la réforme sur la représentativité syndicale adoptée en août 2008, la marge de manoeuvre est de plus en plus étroite pour le organisations dites « non-majoritaires ». Le risque de l’« ensevelissement » est prégnant. « Nous le prenons, rétorque Alain Barreau. Je me suis senti et me sens encore trahi par les initiateurs de cette réforme, qui se sont ouvertement arrogé le droit de décider pour les autres et d’intimer l’ordre aux petits, ou supposés tels, de suivre le mouvement ou se taire. Imaginez que l’on fasse ça en politique, le dialogue se résumerait à un affrontement entre le PS et l’UMP. Où est la démocratie là-dedans ? » Il renchérit : « Personnellement, j’ai la certitude de jouer à armes égales avec la CFDT. Mais cette conviction ne semble pas partagée par tout le monde. Et alors ? Devrat-on renier nos valeurs pour survivre ? Certainement pas. » Force Ouvrière se sent seule, Alain Barreau ne le réfute guère. Mais son combat n’en paraît que plus intense. Même « du fond de la classe », sa voix prétend encore porter loin.