Lionel Manga, libre penseur

La rédaction du 7 consacre une série aux Poitevins expatriés dont le parcours professionnel et personnel sort de l’ordinaire mais aussi aux étrangers ayant jeté l’ancre dans la Vienne. Rencontre avec Lionel Manga, auteur camerounais arrivé à Poitiers mi-janvier, en résidence à la Villa Bloch jusqu’en juin. Récit d’une vie.

Claire Brugier

Le7.info

Racontez-nous votre enfance…
« J’ai eu une enfance dorée, à Douala. Elle m’a servi de protection tout au long de mon existence. Mes parents me chérissaient. Je suis allé à l’école française Dominique-Savio, tenue par les sœurs du Saint-Esprit, puis chez les Jésuites au collège Libermann. J’ai toujours eu la latitude de faire presque tout ce que je voulais et comme je suis curieux de nature… J’ai aussi commencé à lire très tôt, des livres sans images dès 6 ou 7 ans. Avant 10 ans, j’avais un rapport aux livres et aux mots complexe et avancé, presque de compagnonnage. »

Petit, vous rêviez à quoi ?
« Je ne pensais pas écrire. Dans notre pays, on ne projette pas un gamin sur un talent pareil. Pour une famille, il faut avoir un médecin, un prêtre et éventuellement quelqu’un dans l’armée ou la police. Moi je voulais être pilote. Une année, comme prix à l’école, j’ai reçu un North-American X-15, un avion expérimental de la Nasa. L’espace exerçait sur moi une vraie fascination. »

Quelles études avez-vous faites ?
« J’ai obtenu un bac C puis je suis arrivé à Paris, où mon père, ou plutôt un ami à lui secrétaire d’Interpol, m’avait inscrit en économie, à Tolbiac, la fac des gauchistes (sourire). J’ai rapidement eu un studio dans le Marais, rue des Ecouffes, premier étage. C’était en 73, sur fond de choc pétrolier, de guerre du Kippour, de coup d’Etat au Chili. Je me souviens encore, partout sur les murs, de l’inscription en lettres rouges « Chile venceremos »… Je me suis alors dit qu’il ne s’agissait pas seulement d’avoir un diplôme, mais qu’il y avait une responsabilité derrière tout ça. J’ai confronté les enseignements magistraux avec ce qui se passait à l’extérieur. Je suis allé chercher des informations à l’OCDE, à l’Insee... Et j’ai commencé à rétropédaler par rapport à ce que voulaient mes parents. Quasiment tout mon argent passait dans les livres, Heidegger, Nietzche, Edgar Morin… Je marchais aussi beaucoup, la nuit, pour réfléchir, m’interroger. Résultat, en 76, j’ai claqué la porte de Tolbiac, je me suis séparé du mandat paternel et j’ai commencé les petits boulots. »

Votre carrière en quelques mots...
« J’ai commencé pendant quelques mois au service courrier de la Cimest (Caisse immobilière), puis je suis devenu chauffeur-livreur pour un négociant en vins. C’était payé 50 francs français de l’heure, je livrais dans les 7e, 16e et 8e arrondissements. Je recevais des pourboires généreux qui me permettaient de vivre comme je voulais. Puis j’ai travaillé chez un marchand de chaussures des Champs-Elysées. Je n’ai pas senti venir la cabale naissante… A Paris je n’ai jamais vécu dans les milieux africains. En 78, mes parents ayant demandé à me voir, j’ai pris cinq jours de permission pour rentrer à Yaoundé. J’ai découvert qu’il se disait que j’étais un drogué, un gigolo, un pédé… et mon père m’a confisqué mon passeport. Il m’a trouvé un travail comme auxiliaire comptable dans un groupe parapublic, puis à la Bicic, une filiale de la BNP. A chaque fois j’ai claqué la porte. Entre 78 et 81, j’ai tenu un journal, mon radeau des mots. Il fallait que je couche mon mal-être quelque part, pour ne pas le garder dans mon corps. Puis j’ai travaillé pour les brasseries du Cameroun, au service contentieux. Ça a été mon dernier boulot là-bas. En 92, la vague écolo montait, on préparait le sommet de Rio, je fréquentais beaucoup l’Office de la recherche scientifique et technique outre-mer (Orstom). Pendant quatre ans, j’ai animé bénévolement Klorofil, trois fois par semaines, sur la première radio FM. On m’appelait le Petit Homme vert. »

Un tournant dans votre carrière ?
« En 1996, quand j’ai découvert Le Contrat naturel de Michel Serres... Ce jour-là, j’ai senti qu’il était possible de penser en écrivant, d’être à la croisée de plusieurs disciplines. Puis, en 2006 -jusque-là je n’avais pas vraiment produit-, j’ai rencontré Jacques Gendrault qui souhaitait faire un livre sur l’art contemporain au Cameroun et nous avons publié L’Ivresse du papillon. »


Quels sont vos projets ?
« Cette résidence découle de la découverte du livre d’Eric Jennings, La France libre fut africaine. Nous, Africains, avons participé à la libération de la France -la colonne Leclerc est partie du Cameroun- mais on a blanchi l’histoire. Aujourd’hui, tous ces gens sont anonymes. J’ai baptisé mon projet d’installation poétique OPA, Ode aux preux Africains. »

Votre pays vous manque pour…
« Le poisson frit et le plantain mûr frit. »

Qu’appréciez-vous à Poitiers ?
« Nos pays sont bruyants, ici il y a une telle quiétude, c’est paradisiaque. Et il y a de bonnes librairies, j’ai déjà acheté quinze livres ! Ce contexte me permet de fleurir. »

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