L’art de l’erreur

Le Regard de la semaine est signé Joan Roch.

Le7.info

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Mon air de cadavre n’inspire aucune confiance au coureur qui me regarde, de l’autre côté du feu de camp. Il faut avouer que mon teint vert, mes yeux creusés et mes mollets couverts de boue n’aident en rien. La pluie nocturne, cause première de ma quasi hypothermie, s’est légèrement calmée alors que j’approche de la 24e heure de cette course que tous semblent abandonner, vaincus par une météo lamentable. Emballé dans un sac poubelle faisant office d’imperméable, je persiste à vouloir franchir cette ligne d’arrivée. Un parcours de 161km dans les montagnes du nord de l’État de New York. Et si je me retrouve en si mauvaise posture, c’est entièrement de ma faute. Mais je ne regrette rien car étape par étape, mine de rien, malgré la pluie, malgré le coup de froid, malgré les nausées, je me rapproche pour la première fois de la fin d’un mythique 100-Miles. Tout va tellement mal pour moi dans cet ultramarathon que les décisions sont paradoxalement devenues très simples à prendre. 

Faute d’avoir embarqué un coupe-vent dans mes affaires, je n’ai maintenant plus le loisir de jongler avec des concepts compliqués comme les calories ou l’hydratation, ni d’optimiser mes temps de passage aux points de ravitaillement. Je ne calcule même plus quelle distance me sépare de l’arche d’arrivée. Non, mon univers s’est rétréci et il s’agit maintenant de me déplacer d’un ravitaillement à l’autre dès que j’estime avoir assez de force pour franchir la distance entre les deux. Une fois arrivé au refuge suivant, je prends tout le temps nécessaire pour recouvrer mes esprits en sirotant un médiocre café servi par des bénévoles entièrement dévoués à assurer le bien-être des participants... Enfin, ceux qui restent. Ne pas être correctement préparé pour une telle épopée n’est pas nouveau dans mon cas. C’est même une constante que je cultive généralement à dessein. Si je n’ai pas volontairement oublié cette veste de pluie qui m’aurait épargnée bien des problèmes, je préfère ne pas trop réfléchir avant de me lancer dans ces compétitions. Comme il est de toute façon impossible de prévoir comment vont se dérouler les dizaines d’heures à sillonner les sentiers, autant sauter dans le vide et s’amuser quand les choses tournent inévitablement au vinaigre. C’est cette journée-là, la pire de ma vie de coureur, que j’ai compris comment courir un ultra, un apprentissage qui me fera faire le tour du Mont Blanc, traverser la Réunion ou courir 1 135km le long du Saint-Laurent. 

CV express 
Ultramarathonien, auteur, photographe, conférencier et journaliste surson temps libre, également développeur informatique les jours de semaine. Originaire de Poitiers, installé au Québec depuis 1997, propriétaire d’une maison bicentenaire tout en bois à côté de Montréal -grange incluse- et père de trois enfants. 

J’aime : la lumière, courir sur la glace du fleuve Saint-Laurent, l’imprévu, faire mon pain.

Je n’aime pas : les plans qui se déroulent sans accroc.

 

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