« Facebook manipule nos émotions »

Enseignant-chercheur à l’IAE de Poitiers, Camille Alloing a co-écrit un essai intitulé « Le Web affectif, une économie numérique des émotions ». Il y décrypte les stratégies employées par les grands acteurs du Web pour transformer nos émotions… en valeur marchande.

Florie Doublet

Le7.info

Camille Alloing, que recouvre le concept de Web affectif ?
« Il faut revenir à la genèse de notre travail. En 2014, Facebook a sorti une étude montrant comment il avait réussi à « manipuler » les humeurs de plus de 600 000 utilisateurs. Nous l’avions pressenti et voulions donc répondre à cette question : est-ce que les entreprises du numérique peuvent vraiment capturer, analyser ou influer sur nos émotions ? Finalement, ce qui intéresse ces acteurs économiques, ce n’est pas tant de mesurer nos émotions -qui ne sont en réalité que des « artefacts » d’émotions- mais d’exploiter ces affects. Je simplifie, mais l’objectif de Facebook, de Google et des autres géants du numérique, c’est que nous cliquions sur des publicités. »

Comment s’y prennent-ils ? Quels outils mettent-ils en place ?
« Je reprends l’exemple de Facebook parce qu’il est parlant. Les contenus qui produisent l’usage d’émojis engendrent des « like » et des commentaires. En bref, ils « affectent » les utilisateurs et sont davantage valorisés que les autres. Pour ce faire, Facebook utilise un algorithme nommé EdgeRank, qui introduit un profilage psychologique des utilisateurs, notamment à partir du « sentiment analysis ». Il s’agit de l’étude des termes que vous employez dans vos commentaires, statuts et messages pour en déduire vos émotions. Et cette étude devient de plus en plus précise et fine. »

« Une forme de prolétariat affectif »

Nos « émotions » sont-elles monétisées ?
« D’une certaine manière, oui. Nous parlons même d’un « capitalisme numérique affectif ». Ces plateformes vont proposer aux annonceurs, mais aussi aux gestionnaires de pages, de diriger leur contenu vers des utilisateurs ciblés, davantage « sensibles » à leur message. Pour cela, évidemment, il faut payer. »

En fait, nous faisons le jeu de Facebook en partageant du contenu, en likant des commentaires, en utilisant des émojis…
« Oui. Tout est fait pour nous inciter au clic, parce que plus on clique, plus les plateformes récupèrent des données et affinent leur ciblage. Il s’agit d’une forme de « prolétariat affectif ». S’en détacher est très compliqué… Le système de notification est justement pensé pour nous ramener sur les réseaux, le design des émojis a été étudié de très près pour générer leur utilisation, l’interface pour nous donner envie de scroller. Nous sommes poussés à produire des réactions. »

Finalement, ces acteurs sont des entreprises qui doivent aussi générer du profit. Elles ont trouvé le bon filon… Qu’y a-t-il de répréhensible ?
« Elles exploitent des données, sans se soucier du consentement des utilisateurs. Enfin si, nous y consentons lorsque nous signons les conditions générales d’utilisation… que personne ne lit d’ailleurs. Mais la plupart de gens n’ont absolument pas conscience de ce qui va être fait de ces données. Comment sont-elles traitées ? A qui sont-elles vendues ? Les utilisateurs l’ignorent totalement. Je caricature mais est-ce que pour vendre du saucisson, vous avez envie qu’on exploite vos émotions ? »

« Le Web affectif : une économie numérique des émotions », de Camille Alloing et Julien Pierre, sorti en octobre 2017. 10€

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