Alberto Manguel, lecteur sans frontières

Alberto Manguel. 73 ans. Ecrivain né à Bueno Aires, naturalisé Canadien et Poitevin d’adoption. A vécu pendant quinze ans à Mondion, dans le Nord-Vienne, où il avait installé sa collection de 40 000 livres. Fait docteur honoris causa de l’université de Poitiers pour sa contribution littéraire, reconnue à l’international.

Steve Henot

Le7.info

Les mots lui ont manqué pour décrire son émotion. Un comble pour cet homme de lettres, érudit, que beaucoup décrivent comme « une sorte de lecteur suprême ». « Je peux à peine me tenir debout », dit-il au pupitre, les yeux rougis, avant de commencer son discours. Le 21 octobre, Alberto Manguel a été fait docteur honoris causa de l’université de Poitiers, un titre qu’il a déjà reçu des universités d’Ottawa (Canada) et de Liège (Belgique). Le maître de conférences d’études hispaniques Alain Bègue salue « un écrivain de talent », dont l’œuvre a toujours promu la lecture comme « le système le plus complet pour voir et comprendre le monde ». Ses écrits ont d’ailleurs nourri un projet de recherche porté par une équipe du laboratoire FoReLLIS.

« Revenir ici, dans la Vienne, me ramène à mon passé, à un paysage qui appartient à mon imaginaire. C’est un retour au pays natal », confie Alberto Manguel. C’est à l’occasion d’une séance de dédicaces, à l’automne 2000, que l’auteur argentin découvre cette région dont « (il) ne savait rien ». « Résignés » à l’idée de ne pas trouver un pied-à-terre en France, lui et son compagnon découvrent un vieux presbytère, à Mondion dans le Nord-Vienne, à la frontière avec l’Indre-et-Loire. Sous le charme, le couple acquiert la ruine et y installe l’immense bibliothèque d’Alberto Manguel, aujourd’hui riche de plus de 40 000 ouvrages. Mais au bout de quinze ans, le prix Médicis 1998 se résout à partir à New York, pour fuir l’administration fiscale qui lui réclame un arriéré d’impôt. « J’ai été forcé de quitter la région au moment où elle changeait de nom, rappelle-t-il dans un français impeccable. Mais aucune mesure bureaucratique ne peut m’en arracher. Comme disait Kennedy(*), je suis un Poitevin ! »

Globe-trotter polyglotte

Alberto Manguel a vécu dans de nombreux pays, en France donc, mais aussi en Angleterre, en Italie ou encore au Canada, dont il obtient la nationalité en 1985. Il est un enfant du monde libre, d’ici et d’ailleurs, qui ne connaît pas les frontières. Et pour cause. Né à Buenos Aires en 1948, l’écrivain a grandi à Tel-Aviv, où son père était ambassadeur. Ses premières langues sont l’anglais et l’allemand, langue dans laquelle sa nourrice tchèque lui lit ses premières histoires. Sa passion naissante pour la lecture se développe à l’âge de 16 ans, auprès de Jorge Luis Borges qu’il rencontre dans une librairie anglo-allemande. Chaque jour, il rend visite à l’auteur devenu aveugle pour lui faire la lecture. Et reste marqué par cette relation. Quatre ans plus tard, il se décide à parcourir le monde, celui des hommes comme celui des mots.

Auteur prolifique, Alberto Manguel est resté un lecteur insatiable, qui continue de se lever à 5 heures pour bouquiner. Il y a quelques années, il s’appuyait même sur un réseau d’émissaires pour lui trouver des livres, des histoires qu’il n’avait encore jamais explorées. De cette époque, il a conservé l’habitude d’inscrire la date à laquelle chaque ouvrage lui a été offert. A ses yeux, La Divine Comédie est « le plus parfait de la littérature universelle », il le relit régulièrement depuis vingt ans. « Je pense que je suis plus exigeant aujourd’hui, moins ouvert à la surprise, moins gourmand de nouveautés, en aimant plus la relecture que la lecture. C’est comme voir de vieux amis plutôt que de s’en faire de nouveaux. »

Il lègue ses 40 000 livres

Des amis, Alberto Manguel en a conservé un certain nombre dans la Vienne. Son éditrice Sylviane Sambor, le journaliste Jean-Luc Terradillos, l’historien Alain Quella-Villéger et tant d’autres. « Fidèlement, ils sont tous devenus une partie de ce que je suis aujourd’hui, assure l’écrivain. Rimbaud s’est trompé : « Je » n’est pas un autre, mais des autres. » Les rencontres nourrissent son imaginaire, au point qu’il n’hésite pas à intégrer les personnes réelles qui croisent sa route dans certains de ces romans. Mais de toutes, celle avec Claude Rouquet, son ancien éditeur emporté par la maladie en 2015, demeure l’une des plus importantes. « Ecrire et lire sont des actions magiques et Claude est l’un des magiciens les plus talentueux que j’ai connus. Il a assumé le rôle ingrat du passeur. Ainsi se croisent toutes les vraies richesses. »

Et lui, se voit-il en passeur ? « Le lecteur est un passeur, c’est le deuxième acte de la mise en scène de la lecture, répond-il. Le premier est intime, solitaire. Le deuxième, c’est le partage avec les autres de ses joies et de ses déceptions. Donc oui, passeur dans ce sens. » La semaine dernière, à l’occasion d’un colloque qui lui était consacré, Alberto Manguel a partagé ses goûts, ses expériences, se mettant toujours à la hauteur de son interlocuteur. Comme face aux lycéens de Poitiers, Loudun et Montmorillon à qui il a confié que le Petit Chaperon rouge était son personnage de littérature favori. A 73 ans, il n’ambitionne rien de moins que de transmettre son plaisir, simple, de lire. Restée confinée plusieurs années dans un dépôt de Montréal, son impressionnante collection est aujourd’hui à Lisbonne, où l’ex-directeur de la Bibliothèque nationale d’Argentine (2016-2018) réside désormais. Il lègue à la ville tous ses livres, qui vont bientôt garnir un Centre d’étude de l’histoire et de la lecture. Une façon de laisser une trace, comme ces « fantômes » toujours présents auprès d’Alberto Manguel. « Les mots nous tissent dans l’existence des autres. »

(*) « Ich bin ein Berliner », le 26 juin 1963

DR - Marc Deneyer

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