Lana Asaad, Bagdad-Châtellerault avec escales

Lana Asaad, 41 ans. Irako-kurde, journaliste de formation. A posé ses valises à Châtellerault où elle a ouvert... un salon de thé. Polyglotte et déterminée. Aime Bagdad, les cakes et les mots.

Claire Brugier

Le7.info

« Je fais une pause. » Lana Asaad caresse l’idée comme elle prononce le mot, avec douceur et fermeté. Elle a trop souvent fait ses valises depuis son départ de Bagdad en 2003. Alors depuis huit ans, elle savoure la tranquillité de Châtellerault et les « jolis mots » des clients de son salon de thé, ouvert en 2019. Elle l’a baptisé Citron-Cerise, ses fruits préférés. Le décor y est turquoise, sa couleur favorite, et elle a choisi chaque tasse, chaque assiette, chaque théière avec soin. Quant aux gâteaux, « je ne suis jamais une recette entièrement, je l’adapte toujours à ma façon ». La phrase, a priori anodine, en dit long sur le tempérament de cette femme de... « 40 ans. Enfin... je suis née en 1979 mais je préfère ne pas compter 2020, qui n’a pas été une bonne année ! » Le sourire est lumineux, le regard brun et résolu, prêt à défier le calendrier solaire s’il le faut.

En pâtisserie comme dans la vie, Lana Asaad ne s’en laisse pas conter, au risque de payer le prix fort. « Je suis réfugiée politique, murmure-t-elle. J’ai laissé mon cœur à Bagdad, maintenant j’en ai un autre. » Elle se souvient. « Là-bas, l’humanité était partout. C’était la liberté, un golden age. » L’anglais est là, jamais très loin, il s’immisce dans un français presque parfait. Fille d’une hôtesse de l’air devenue professeure d’anglais, Lana a, comme ses deux frères et sa sœur, appris la langue de Shakespeare dès l’enfance. Puis, au fil de ses escales, elle a apprivoisé le kurde, l’arabe, le perse, quelques bribes de turc avec sa grand-mère maternelle, l’alle- mand « un peu » et le français, son quotidien désormais.

« J’ai répondu sans hésiter une seconde : le journalisme ! »

En 2003, alors que la seconde Guerre du Golfe gronde, la jeune étudiante en sciences politiques part en Allemagne, avec son mari et son bébé, Ibrahim, né en 2002. Deux ans plus tard, la petite famille revient s’installer au Kurdistan irakien, à Souleimaniye, au plus près des racines paternelles. « C’était une zone verte. La vie était normale là-bas. » Elle reprend des études de journalisme, un cursus de quatre ans qui la rapproche encore de son père, journaliste et homme influent, son mentor. Sa femme et lui ont insufflé à leur fille une indéfectible liberté de penser. Et d’agir. Ainsi, en 2007, lorsqu’un article sur un sujet tabou l’exclut de sa belle-famille et que son mari la met au défi de choisir entre son foyer et le journalisme, Lana tranche. « J’ai répondu sans hésiter une seconde : le journalisme ! », s’ex-clame-t-elle, encore stupéfaite de sa hardiesse.

" Ma vie était dans une valise"

Peu après, la jeune mère divorcée est contrainte de fuir. Sans son fils. La société irakienne a ses principes. « Je suis allée en Egypte pour finir un master en communication et médias. » Mais l’instabilité du Printemps arabe la pousse rapidement vers la Jordanie. « J’ai travaillé pendant quatre mois dans un journal, à Amman, mais je me sentais de passage. » De même au Liban. Entre-temps sa famille s’est installée à Zurich, mais Lana, elle, regarde vers la France. « J’y étais souvent allée en vacances, à Paris, Nice, Cannes... » En énumérant ces villes aujourd’hui, elle sourit, reconnaissante de cette jeunesse dorée, émaillée de vacances en Europe.

"Pour avoir un via pour la France, il fallait que je repasse par l’Irak. Avant la guerre, Bagdad était la plus belle des villes. Quand j’y suis retournée, on sentait l’odeur de la guerre et de la mort... Les belles rues, les maisons, tout était cassé. Ce sont des images qui vont rester gravées dans ma mémoire toute ma vie. » Lana ne s’y est pas attardée. « C’est très compliqué d’obtenir un visa pour la France quand on est Irakienne. Je suis restée cachée chez des amis pendant deux semaines. Heureusement, mon passeport comportait déjà neuf visas français. » Le dixième tampon l’a menée jusqu’à... Châtellerault !

« J’avais des amis irakiens qui vivaient ici, justifie-t-elle. Je savais juste dire bonjour, bonsoir, merci et je comptais jusqu’à 10, mais j’oubliais toujours le 9 ! » En 2013 donc, elle emménage dans un appartement du centre- ville, rue Saint-Louis, seule, sans travail et sans savoir que son fils, en souffrance en Irak, va finalement la rejoindre. « We follow you », lui ont, comme toujours, dit ses parents. Alors « j’ai décidé de rester à Châtellerault, j’étais fatiguée de toujours tout recommencer. Car pendant toute cette période, ma vie était dans une valise".
La jeune femme a pris des cours particuliers de français, « trois heures par jour pendant neuf mois », puis collectifs avec l’Organisme de droit à l’alphabétisation et, enfin, à la faculté de Poitiers, section Français langue étrangère. « La langue c’est la clef pour entrer dans la société. » Elle a mis dans cet apprentissage le même souci du détail que dans le choix de ses vêtements, de ses pâtisseries...

Pourquoi un salon de thé ? « Quand je suis arrivée à Châtellerault, je n’ai pas trouvé de cakes. A Bagdad, les salons de thé font partie de la culture. Je me suis dit : mais quelle est cette ville qui ne mange pas de cakes ? » Qu’à cela ne tienne ! Persévérante, Lana s’est confrontée aux tracasseries administratives à la française pendant trois ans pour finalement ouvrir Citron-Cerise, un havre de paix où elle distille souvent, « dans le sucre et la farine », le souvenir de son pays natal. Après les journées de dix-neuf heures des débuts, elle s’assagit -un effet du confinement- et trouve même le temps d’écrire un livre sur les femmes irakiennes. « J’ai eu une vie avant, maintenant c’est comme si j’en vivais une autre. »

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